Les Oiseaux de passage : “On a voulu aborder le narcotrafic en rompant avec l’imaginaire créé par les Etats-Unis”

Après avoir ouvert la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2018, “Les Oiseaux de passage” sort ce mercredi en salles. Rencontre avec ses deux réalisateurs, Ciro Guerra et Cristina Gallego.

Les Oiseaux de passage suit une famille d’indigènes Wayuu qui se retrouve au cœur de la vente de marijuana à la jeunesse américaine. D’où vous est venue cette idée ?

Ciro Guerra : Peu de gens en Colombie se souviennent de cet épisode de la bonanza marimbera [période d’exportation de cannabis aux États-Unis pendant les années 70 et 80, particulièrement dans le désert de la Guajira, où le film a été tourné, NDLR] alors que ça a été très important pour la région du nord du pays. C’est presque devenu une légende urbaine. Les jeunes ont oublié ce qu’il s’est passé car ça a été éclipsé par les cartels de drogue dans les années 80. Ça nous intéressait de raconter la véritable histoire originale, comment tout a commencé, le début du trafic de drogue et la perte de l’innocence en Colombie. On avait déjà travaillé dans cette région, on avait parlé avec les populations locales et on avait entendu leurs histoires qui ressemblaient à celles des films de gangster. Ça nous a permis de prendre une forme de cinéma de genre mais de la transposer dans un autre univers et d’en renouveler les codes..

En effet, la grande originalité du film est de situer un type de récit qu’on a l’habitude de voir dans le cinéma américain dans un cadre qui rappelle le documentaire à portée ethnologique. Comment définiriez-vous votre film ? 

Cristina Gallego : On pourrait dire que c’est un film de gangster dans un univers qui ressemble un peu au western, avec une forme de tragédie grecque et de réalisme magique.

Ce film est-il une manière de vous réapproprier l’histoire de votre pays ?

Ciro Guerra : C’est une histoire qui a effectivement déjà été racontée mais jamais de façon exacte selon nous : elle l’a été d’un point de vue extérieur, par des étrangers et avec une célébration de la violence. On a fait de Pablo Escobar une idole et on a représenté le narcotrafic comme quelque chose de sexy, d’amusant, alors que pour nous, c’est tout le contraire. Nous avons été stigmatisés par cette vision qui venait de l’étranger et qui a détruit les valeurs morales de notre société. Ça a marqué des générations entières. On voulait que ce soit cette fois raconté de notre propre point de vue.

Cristina Gallego : C’est devenu un tabou dans la société colombienne. Nos compatriotes en ont assez de toujours voir des films situés en Colombie qui parlent de narcotrafic alors qu’il n’y a en réalité que très peu de films dans le cinéma colombien qui abordent ce sujet, le reste vient de l’étranger. On a voulu rompre avec l’imaginaire créé, en grande partie, par les États-Unis.

Êtes-vous familiers avec la culture Wayuu que l’on voit dans le film ? À quel point le film est-il fidèle aux événements réels ?

Ciro Guerra : Je suis originaire d’une région qui est proche de la Guajira, où a été tourné le film. J’ai donc une proximité avec cette culture. Le film est basé sur des faits réels et la fiction apparaît dans la manière dont le récit est organisé. Les personnages sont par exemple fictifs mais chacun est composé d’éléments réels.

Cristina Gallego : Lorsqu’on a fait la première projection du film dans la région où il a été tourné, les gens se sont reconnus dans le film car il leur rappelait des histoires qu’ils ont vécues. Nous avions effectué un travail de recherche en amont.

Avez-vous d’ailleurs fait appel à la population locale pour jouer dans le film ?

Ciro Guerra : Il y a un mélange entre des comédiens non-professionnels et des professionnels. Mais même parmi ces derniers, nous avons choisi des acteurs qui ont un lien ou des racines avec la région, comme Juan Martinez qui joue Anibal par exemple. Il a été marimbero (trafiquant) par le passé.

Vous avez tourné en plein désert. Le tournage n’a pas dû être facile…

Cristina Gallego : On a filmé dans la péninsule nord de la Colombie, le désert de la Guajira, et dans une région voisine, à la Sierra Nevada de Santa Marta, une montagne avec des neiges éternelles. On y avait déjà tourné il y a dix ans mais on ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi hostile. C’est très aride. On a eu une tempête de sable, une inondation (la mer a avancé et a détruit un plateau) et une tempête électrique qui a causé tellement de dégâts qu’on a dû réécrire une partie du scénario. Mais ces cataclysmes ont permis de faire un meilleur film, de créer des effets un peu “surnaturels”. Au-delà de l’environnement, les communautés nous ont acceptés mais ont gardé une certaine distance avec nous, comme toujours avec les étrangers qu’ils appellent alijunas.

C’est votre premier film en tant que réalisatrice, Cristina, et la première fois pour vous, Ciro, que vous travaillez en duo à la mise en scène. 

Cristina Gallego : Sur l’Étreinte du serpent, j’avais déjà une participation artistique importante sur le montage et le scénario, en plus de produire le film. Ça m’a mise en confiance pour le passage à la réalisation. Cela dit, j’avais eu l’idée des Oiseaux de passage en tant que productrice et c’est en effectuant des recherches que je me suis aperçue que ce serait original d’avoir une perspective féminine. J’ai senti que le moment était venu de me lancer. J’avais évidemment moins d’expérience que Ciro mais j’étais certaine d’avoir une relation forte avec les personnages. Finalement, sur le plateau, nous n’étions pas assignés chacun à des tâches distinctes.

Le personnage d’Ursula tient un rôle important dans le narcotrafic. On ne s’attend pas à voir une femme à une telle position. Est-ce une volonté de votre part d’injecter cette présence féminine ou y-a-t-il chez les Wayuu une hiérarchie matriarcale ?

Cristina Gallego : Les femmes dans cette culture sont en charge des relations avec tout ce qui a trait à la frontière, c’est-à-dire le commerce, la politique et la spiritualité. Elles ont un rôle très fort mais elles n’ont pas la parole et ne prennent pas de décision. C’est un pouvoir féminin dans une société machiste. Le contraste est très fort. La bonanza marimbera en particulier est racontée par des hommes, ce sont eux qui vous reçoivent quand vous arrivez dans les maisons. Il faut fouiller pour trouver cette autre réalité. Nous avons découvert qu’il y avait eu une femme vraiment impliquée dans le trafic à l’époque, Carmen Mendoza. L’acteur qui joue le personnage d’Anibal nous a parlé d’elle. Il nous a dit qu’on l’avait croisée dix ans plus tôt sur Les Voyages du vent. On a pris un rendez-vous avec elle et elle nous a raconté sa participation au trafic. Maintenant elle fait du mentalisme, … 

Ciro, vous venez de tourner Waiting For The Barbarians avec Johnny Depp et Robert Pattinson. C’est la première fois que vous ne portez pas à l’écran un de vos scénarios.

Ciro Guerra : Oui, c’est mon premier film en anglais. Il a été tourné l’an dernier au Maroc et est actuellement en post-production. C’est une adaptation du roman de J.M. Coetzee, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. Il s’agit d’une allégorie sur l’impérialisme. Même si ce n’est pas mon scénario, il y a une connexion avec mes films précédents. J’espère que le public pourra le découvrir d’ici la fin de l’année.

Merci à Olivia Bernal pour la traduction.